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Origine : http://multitudes.samizdat.net/Le-capitalisme-a-la-sauce-artiste.html
Relu en marge de la lutte des intermittents, le livre de L. Boltanski
et E. Chiapello Le nouvel esprit du capitalisme apparaît prémonitoire
dans l’analyse d’un travail organisé par projets
d’une durée de plus en plus courte. Mais les défauts
de protection sociale qui en résultent sont imputés
à la recherche par la critique artiste d’une liberté
individuelle et expressive, et non à la réorganisation
en profondeur du capitalisme. La recherche de solutions se fait
par analogie avec les réglementations qui protègent
le salariat, le revenu garanti notamment.
Le mouvement des intermittents du spectacle et son affirmation
d’une généralité croissante du travail
discontinu dans la société contemporaine, dans le
domaine artistique comme dans les autres, nous a donné envie
de relire le livre majeur de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le
nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, nrf essais, 1999). La «
cité par projets » faite de la participation à
des contrats de courte durée, exigeant le maintien par chacun
d’une employabilité qui ne peut se soutenir que d’un
revenu garanti, est présentée dans ce livre comme
l’univers économique impitoyable qui domine peu à
peu grâce à la « critique artiste » issue
de mai 1968, une critique qui, en balayant moralement tout ce qui
n’est pas authentique, ne laisse survivre qu’un pathétique
individualisme, particulièrement peu protecteur face à
l’exploitation. Comment relire ce livre à la lumière
de la crise actuelle ? Décrit-il de manière adéquate
les nouvelles formes de travail intermittentes ? Qu’est-ce
que la cité par projets ? Quelle forme peut y prendre la
sécurité de tous ?
La cité par projets
De 1984 à 1994 le PIB a augmenté de 24% environ,
les cotisations sociales également, mais le salaire net de
9,5%, tandis que les revenus de la propriété augmentaient
de 61% et les dividendes non distribués de 179%. Dans le
même temps la fiscalité sur les sociétés
a été allégée. Les opérateurs
financiers ont retrouvé une liberté d’action
qu’ils n’avaient pas connue depuis la crise de 1929.
Entre 1983 et 1993 la capitalisation boursière de Paris est
passée de 225 à 2700 milliards de francs pour les
actions et de 1000 à 3900 milliards de francs pour les obligations.
Le capital se porte donc bien. Mais cette bonne santé ne
s’accompagne plus de l’accroissement du bien être
de la population comme dans la période fordiste.
Les capitalistes, ceux qui disposent d’un patrimoine de rapport,
forment 20% des ménages en France. Aux autres, le capitalisme
doit donner l’assurance d’une sécurité
minimale, un revenu plus ou moins garanti pour justifier l’engagement
à son service, ou au moins le respect de sa domination :
telle est la thèse de ce livre. Le capitalisme doit se justifier,
en particulier aux yeux des cadres qui sont les médiateurs
entre le capitalisme et la grande masse des salariés. Le
nouvel esprit du capitalisme est recherché par les auteurs
dans une lecture systématique de la littérature de
management.
Les cadres formés par l’université, qu’ils
soient des enfants de la bourgeoisie ou issus de la promotion sociale,
pourraient en effet faire défection vers d’autres activités
juridiques, artistiques ou scientifiques ; le capitalisme doit les
convaincre que c’est important de faire travailler les autres
dans le commerce ou l’industrie. Le capitalisme propose d’accumuler
ensemble les richesses à partager. Cette justification n’est
compréhensible que dans l’entreprise : préserver
l’emploi, c’est préserver les ressources de chacun,
et surtout ses capacités à se reproduire, à
élever ses enfants.
Le nouvel esprit du capitalisme, à l’heure de la mondialisation,
découle de l’intérêt des multinationales
à garder une zone pacifiée au centre du monde, un
vivier de cadres où on puisse former et élever ses
enfants en sécurité, où on puisse former les
cadres du tiers monde. L’enjeu du capitalisme serait donc
de rendre les nouvelles formes d’accumulation excitantes,
séduisantes, de permettre aux cadres de croire qu’ils
participent à la production d’un bien commun pour les
rendre capables de mobiliser salariés et agents en formation.
Le nouvel esprit du capitalisme c’est « une nouvelle
représentation de l’entreprise et du processus économique
» qui « entend fournir à ceux dont l’engagement
est particulièrement nécessaire à l’extension
du capitalisme - les successeurs des cadres - des évidences
quant aux « bonnes actions » à entreprendre,
un discours de légitimation de ces actions, des perspectives
enthousiasmantes d’épanouissement pour eux-mêmes,
la possibilité de se projeter dans un avenir remodelé
en fonction des nouvelles règles du jeu et la suggestion
de nouvelles voies de reproduction pour les enfants de la bourgeoisie
et d’ascension sociale pour les autres » (p. 93).
Le rejet de la hiérarchie caractérise la littérature
de management récente ; les cadres sont appelés à
se fondre dans l’ensemble de la main d’œuvre comme
les meilleurs, comme les réalisateurs les plus performants
de la nouvelle forme de travail du capitalisme : la cité
par projets, c’est-à-dire le travail organisé
selon des mobilisations temporaires aux objectifs précis
et à la courte durée. La cité par projets,
qui se déploie dans la grande entreprise, ressemble à
une succession de spectacles mobilisant des intermittents. Mais
elle agence dans des relations temporaires des salariés,
tourneboulés de ne plus être agencés par des
machines à la relativement longue durée. Dans l’ancien
système l’essentiel de la qualification était
apporté par les machines auxquelles les travailleurs étaient
adjacents, alors que dans la cité par projets c’est
chaque travailleur qui est porteur d’une qualification, d’une
histoire particulière. Ce changement angoisse beaucoup les
salariés, qui y sont soumis tout en bénéficiant
d’un revenu. Pour les intermittents les indemnités
de chômage sont le seul filet de sécurité face
à cette incertitude. Chez les intermittents comme dans la
« cité par projets », caractéristique
du nouvel esprit du capitalisme, la question de la « justice
», ou plutôt de la sécurité, se pose dans
des termes semblables : comment assurer le maintien de l’employabilité
de tous quand les inscriptions dans les réseaux sont inégales,
comment assurer à chacun les moyens de développer
sa singularité quand toutes les singularités ne sont
pas appelées de la même manière ? La cité
par projets, l’indemnisation chômage des intermittentes
dans son injustice actuelle, tendent à mettre en danger le
plus grand nombre en ne reconnaissant que les plus renommés
des agents. Luc Boltanski et Eve Chiapello l’admettent : seul
un revenu universel, un revenu garanti, pourrait assurer la sécurité
nécessaire pour que la cité par projets puisse fonctionner
au mieux, en faisant appel à tous ses membres sans exclusion.
La succession des projets donne en effet à chacun l’occasion
de rencontres multiples et enrichissantes, de nouveaux apprentissages.
Le problème pour chacun est donc d’être employable,
et d’augmenter son employabilité au fil des projets.
L’employabilité est un capital personnel que chacun
doit gérer et qui est constitué de la somme de ses
compétences mobilisables. Personne ne sait comment évaluer
cette employabilité, et vérifier qu’elle croît
au fil d’une carrière. Du coup toutes les relations,
y compris personnelles, sont bonnes pour développer de manière
totalement opportuniste la dite employabilité. Les effets
de réputation sont centraux dans cet opportunisme et dans
le glissement de la cité par projets vers la cité
du renom, la cité qui ne profite toujours qu’aux mêmes.
Le problème, c’est que le capitalisme a besoin d’innovation
et ne saurait se satisfaire de la cité du renom. «
Le projet est le prétexte et l’occasion de la connexion
» avec d’autres gens qui vont ouvrir la possibilité
de nouvelles connexions. Le projet est « une poche d’accumulation
temporaire qui, étant créatrice de valeur, donne un
fondement à l’exigence de faire s’étendre
le réseau en favorisant les connexions. » (p. 157)
Dans la cité par projets ce à quoi se mesure la valeur
des personnes est « l’activité » qui «
surmonte les oppositions du travail et du non-travail, du stable
et de l’instable, du salariat et du non-salariat, de l’intéressement
et du bénévolat, de ce qui est évaluable en
termes de productivité et de ce qui, n’étant
pas mesurable, échappe à toute évaluation comptable
» (p.165). L’activité par excellence consiste
évidemment à s’insérer dans les réseaux
et à les explorer. Elle se développe dans la multiplicité
des projets qui se succèdent et dont chacun est un dispositif
transitoire. L’essentiel est donc de ne jamais être
à court de projet et de s’engager dans chaque projet
avec le maximum d’enthousiasme malgré sa faible durée.
Pour que cet enthousiasme existe il faut évidemment avoir
le choix (garanti par le salaire en entreprise ou l’indemnisation
chômage pour les intermittents). Le développement de
l’employabilité personnelle passe par l’engagement
renouvelé dans des projets, l’abandon des projets risquant
de couper la connectivité.
L’homme ou la femme de la cité par projets est adaptable,
flexible, polyvalent, actif, autonome, capable de changement, bref
il a toutes les qualités revendiquées par la critique
artiste à partir de 68, qui s’avère donc a posteriori
comme la meilleure alliée du capitalisme. C’est une
vraie personne qui, loin de remplir mécaniquement son rôle,
sait prendre ses distances, et rebondir. Mais la cité par
projets est éprouvante car les projets sont de plus en plus
courts, nombreux et changeants. Certains perdent à ces changements
toute visibilité et se retrouvent « désaffiliés
» au sens de Robert Castel, rejetés hors des réseaux
bien que « le désir de se connecter soit une propriété
fondamentale de la nature humaine » (p.189). Or dans une configuration
où la compétence ne s’actualise que dans la
négociation, le travail n’est plus une marchandise
détachable de la personne du travailleur. Celui-ci devrait
bénéficier d’un statut.
Dans un monde connexionniste il est difficile de faire la différence
entre la vie privée et la vie professionnelle, tout est bon
pour établir des connexions, et également pour oublier
ses obligations. C’est le règne du knowledge management,
le KM pour les intimes. Exemple : une société vendant
des articles de sport décide de créer un nouveau rayon
d’articles pour la pêche à la ligne. Elle va
demander à sa direction des ressources humaines de recenser
tous les salariés qui sont connus pour s’adonner à
la pêche à la ligne pendant leurs loisirs, et elle
va les faire appeler pour sélectionner parmi eux les vendeurs
du nouveau rayon. On est sûr ainsi d’avoir des gens
motivés. Mais n’est-ce pas cette motivation que réclamaient
les militants de 1968, avec leur prétention d’être
artistes, entrepreneurs de leur propre vie ?
L’effondrement de la critique artiste
D’après Luc Boltnaski et Eve Chiapello une posture
artiste aurait en effet caractérisé les militants
de mai 1968 qui, après avoir prôné le refus
du travail, légitimeraient maintenant les petits boulots,
qui après voir prôné l’autogestion demanderaient
maintenant la sécurité. Ces « artistes »
auraient inspiré les réformes entreprises par le patronat
au fil de ces trente dernières années, auraient rendu
illégitimes, voire illégales, une série de
pratiques patronales antérieures, et modifié fortement
le partage de la valeur ajoutée en faveur des salariés
jusqu’en 1973. Mais ensuite le patronat a repris l’initiative
en créant l’actionnariat salarié. Il en résulte
une transformation de la représentation des relations sociales
qui ne sont plus vues comme la production de collectifs, mais comme
l’addition de performances individuelles. Or dans le même
temps les patrons constatent que la résistance au travail
est forte et s’exprime par l’absentéisme, les
retards, le freinage, les malfaçons, pendant que la représentation
collective du travail est absorbée par l’économie
contractuelle. « Aux mesures visant à donner une plus
grande sécurité aux salariés, sont substituées
des mesures visant à rendre plus léger le contrôle
hiérarchique et à prendre en considération
les "potentiels " individuels. Par un retournement de
politique, l’autonomie fut en quelque sorte échangée
contre la sécurité » (p.274). Et Luc Boltanski
et Eve Chiapello d’être « consternés »
face à l’évolution du monde qui a « consisté...à
substituer l’autocontrôle au contrôle et par là
à externaliser les coûts très élevés
du contrôle en en déplaçant le poids de l’organisation
sur les salariés » (p.275). Pourquoi cette consternation
se transforme-t-elle en condamnation de ceux qui ont nommé
ce passage les premiers, Michel Foucault et Gilles Deleuze, parlant
de « sociétés de contrôle ? Mystère.
Luc Boltanski et Eve Chiapello attribuent en effet la responsabilité
de cette catastrophe sociale à la critique artiste issue
de 1968, qui aurait légitimé les mesures prises par
le gouvernement socialiste post-1983 et, au nom de l’exigence
d’autonomie et de flexibilité, introduit la précarité
et la dérégulation, les atteintes systématiques
aux protections des travailleurs, et notamment aux relations de
travail contractuelles centralisées. La critique artiste
est rendue responsable de l’oppression des pouvoirs créatifs
et singuliers de chacun (p.286), est rendue responsable de l’évolution
par micro-mesures destructrices du droit du travail. Suit une description
détaillée de la « déconstruction en cours
du monde du travail », qui se termine par la conclusion que
l’exclusion des moins employables se traduit par une «
dualisation de plus en plus nette des situations de travail »
entre ceux qui bénéficient d’une certaine sécurité
et ceux qui n’en bénéficient pas. Soit un abandon
par les auteurs de la problématique de la cité par
projets qui multiplie les lignes le long desquelles se produit cette
exclusion. Ces lignes sont hétérogènes : l’immobilité,
l’absence de diplôme, l’ethnicité, l’âge.
Il ne s’agit pas d’une dualisation comme dans la lutte
des classes fordiste, mais d’une pluralisation qui attend
une mise en relation, un agencement collectif, dans la lutte contre
la précarité et pour le revenu garanti.
La désyndicalisation est réelle depuis 1970. Le recul
des négociations collectives nationales au profit d’accords
d’entreprises localisés, l’individualisation
des salaires associée à l’évaluation
hiérarchique, la création par les entreprises de classifications
spécifiques, les groupes d’expression des salariés
pour exprimer leurs malaises, le choix de la flexibilité
par certains syndicats, la pratique de la délégation
au détriment de l’activité militante, les facteurs
en sont multiples. Tout cela vient d’après les auteurs
de la critique artiste qui « au nom de la liberté,
qui est jugée trop restreinte dans un cadre catégoriel
supposant des droits et des devoirs afférents au groupe auquel
on appartient, fit ici alliance avec le rêve égalitaire
de la critique sociale. Ensemble elles travaillèrent les
structures syndicales pour tenter d’y supprimer les lieux
où les adhérents auraient pu construire une unité
d’action sur le partage d’une communauté de destin
plus concrète que la seule condition de salarié. »
Nostalgie quand tu nous tiens ... mais nostalgie de quoi ? de l’union
des intellectuels et des ouvriers au sein du Parti communiste ?
De quel destin s’agit-il ? mystère...
L’horrible de la nouvelle situation c’est que les managers,
les cadres supérieurs se prennent pour des artistes et des
intellectuels et se donnent les moyens, en stipendiant ce genre
de personnes, de récupérer la critique avant même
qu’elle ait le temps de finir d’être émise.
Alors que le propriétaire était attaché à
une localité, à une histoire, le nouveau dirigeant
est mobile et indifférent - sauf à l’étendue
de sa rémunération. Il y a tendance à la fusion
entre les intellectuels et artistes d’un côté
et le monde des dirigeants à travers la mobilité,
les voyages et le renouvellement incessant des images ; la dénonciation,
posture propre aux intellectuels depuis l’affaire Dreyfus
est captée par la publicité comme surenchère,
transformée en simulacre. Et la critique commence à
défaillir parce qu’elle ne peut plus suivre le mouvement.
Les éléments de comparaison qu’elle se donne
appartiennent forcément au passé ; elle se pose en
chienne de garde, en moralisatrice, elle a perdu sa capacité
d’inventer. Dans sa récupération par le capitalisme
aux fins de publicité, la critique artiste a renoncé
à l’alliance avec la critique sociale qu’elle
avait contractée en 1968. Elle a essayé de se donner
bonne conscience, de masquer sa trahison, en s’adonnant à
une critique des médias comme falsificateurs, une falsification
qu’elle était aux premières loges pour connaître
de l’intérieur. Une minorité s’est retirée
dans la voie aristocratique de l’écriture solitaire
(captée par le système en cas de publication), une
autre dans l’attente eschatologique d’un autre monde.
L’ancienne critique artiste, celle qui développait
des « exigences de libération et d’authenticité
», celle des « compagnons de route » ajoutons-nous,
est morte.
Par contre la critique sociale, celle qui dénonce la misère
et l’exploitation renaît, mais à partir de l’action
humanitaire, dans laquelle les jeunes cadres découvrent des
réalités complètement contradictoires avec
leurs formations en droits de l’homme. Leur action sur le
tas, faite d’évènements, ponctuels, appartient
bien à la culture de la cité par projets. Cependant
cette action met en valeur des personnes stigmatisées par
un handicap quelconque, et ne crée pas de solidarité
générale comme lors de la constitution historique
de la classe ouvrière au XIXe siècle. Les responsables
de cette nouvelle critique sociale partagent avec les managers la
nouvelle culture de la mobilité, ils sont opportunistes,
capables de se saisir de n’importe quelle occasion, et fonctionnent
en réseau. Ils sont capables de monopoliser à leurs
profits les points de passage entre réseaux, ils accumulent
des carnets d’adresses lourdement chargés sans en faire
profiter les autres, ils s’attribuent la responsabilité
des évènements collectifs qu’ils ont contribué
à organiser, et les signent en priorité pour augmenter
leur employabilité, pendant qu’ils font objectivement
diminuer celle des autres, ils deviennent entrepreneurs d’eux-mêmes
comme le recommandent les économistes et les banques. Les
rapports d’exploitation deviennent fondés sur les différentiels
de mobilités : plus on en fait, plus on est mobile, plus
on est employable.
Que faire ?
Comment est-il possible de dénoncer cette injustice ? Peut-on
créer de nouvelles classifications comme avait réussi
à l’obtenir la classe ouvrière, un statut de
l’employé de la cité par projets ? Sans contrôle
de la cité par projets sur ses membres, l’opportunisme
va se développer de façon galopante. Les connexions
permettent notamment d’arraisonner des ressources considérées
comme non marchandisables, de s’approprier le travail des
autres pour le faire valoir dans les autres cités (cité
industrielle, cité du renom, cité marchande). La confiance
qui règle les relations au sein de la cité par projets
peut devenir alors esclavagiste, dans une nouvelle forme d’esclavage
à la fois total, mais temporaire, sans les formes de protection
de l’esclavage antique.
Le problème est en effet pour les membres de la cité
par projets de concilier deux temporalités : celle courte
et temporaire du projet pendant lequel un travail précis
est rémunéré, et celle longue et continue de
la vie, qui est la condition de la première. Au fur et à
mesure que le livre avance, la cité par projets ressemble
de plus en plus à la condition des intermittents. Le modèle
de la cité par projets est celui des génériques
de films, qui présentent « la liste exhaustive des
contributeurs, quel que soit l’employeur ou le statut »
( p.475). La rémunération doit prendre en compte le
travail effectif, mais aussi le maintien de l’employabilité
du travailleur, la formation et la reproduction de sa force de travail.
La cité par projets devrait organiser une traçabilité
des personnes pour connaître l’ensemble des projets
par lesquels elles sont passées, pour permettre à
tous de réussir malgré tout, de rester employables.
De nouvelles entreprises d’insertion devraient être
créées. La notion d’activité devrait
permettre de donner une égale dignité aux projets
de travail et de non-travail, et garantir la possibilité
de traverser des périodes de non-travail. .
Quelle critique artiste ?
L’idée de Luc Boltanski et Eve Chiapello que la critique
artiste privilégierait l’authenticité avant
toute chose me paraît peu conforme de ce que je connais de
l’art contemporain qui aime au contraire à manier avec
humour le simulacre et la duperie. Il me semble que l’art
dont ils parlent n’existent que dans des milieux relativement
huppés considérés comme passéistes dans
les milieux artistes que je fréquente et qui sont ceux présentés
dans ce numéro de Multitudes. Il y a donc dans l’analyse
de la critique artiste ce qu’on appelle en musique une fausse
note, qui est particulièrement fâcheuse. La critique
artiste que je connais ne cherche nullement à indigner et
à s’indigner, mais à dilater les positions insupportables
pour leur donner la capacité de s’immiscer dans le
confort des positions dominantes, une force mineure au sens où
mineur veut dire aussi sapeur, celui qui pose des mines souterraines
pour faire s’effondrer la place. Cet humour ravageur fait
précisément prendre pour banale, voire donnée
d’avance, l’interruption du contrat qui signe la cité
par projets. L’artiste déteste le misérabilisme.
Il s’agit de sortir par le haut des limites de l’épure
à laquelle se réduit la vie quotidienne.
L’idée que le marché serait la seule formule
institutionnelle de réalisation du désir de libération
de la critique artiste est de la même eau. C’est évidemment
oublier que le marché organise la rencontre entre une offre
et une demande, et que ce qui caractérise pour le moins la
situation actuelle c’est qu’offre et demande ne sont
pas ajustées, qu’il y a donc des phénomènes
de file d’attente et de rente, qui renchérissent les
services ou les mettent hors de portée. Certes le déracinement
produit par le capitalisme abaisse le prix de la force de travail
et la condamne à l’asservissement dans la discipline
de fabrique. Mais pourquoi les nouveaux immigrants ou les jeunes
d’origine provinciale mobilisent-ils la solidarité
familiale ? Est-ce seulement pour se soumettre volontairement à
cette discipline ou avec l’espoir de jeter un pont, aux contours
totalement inconnus, vers la modernité ? La satisfaction
des premières revendications ouvrières est passée
par le compromis avec l’État ; c’est au sein
d’une triangulation patronat-État-syndicats qu’ont
eu lieu toutes les réformes favorables au peuple au-delà
de la classe ouvrière. L’effondrement actuel des conditions
de travail et de vie vient de ce que c’est à une autre
échelle aujourd’hui, celle du continent, de l’Europe
en particulier que doit se poursuivre cet élargissement de
la vie quotidienne. Rien ne sert de garder le regard fixé
dans le rétroviseur vers le siècle dernier.
Oui, le contrôle est devenu omniprésent parce que
plus ou moins collectivement autogéré, et on ne peut
plus se permettre d’attendre que le petit chef vous donne
l’ordre de travailler parce qu’on est à soi-même
son petit chef. « La cohésion du groupe elle était
contre les chefs, contre la maîtrise ; maintenant il y a une
adhésion des ouvriers contre les ouvriers » (p. 519
citant Michel Pialoux, citant un ouvrier de chez Peugeot). Y a-t-on
perdu en dignité ? Oui si on a toujours le même salaire
ou guère plus alors qu’on a tellement plus de responsabilités.
Oui surtout parce que cela a mis les travailleurs en concurrence
les uns avec les autres ; l’opinion collective a laissé
place à des manières individualisées de se
situer, à une multitude de positions, notamment à
la culpabilité à l’égard des chômeurs.
La culpabilité conduit toujours en enfer.
C’est vrai que l’informatique a rendu possible de différencier
les objets en fonction de la demande ; cela rencontre les souhaits
des consommateurs. La diversité des produits engendrés
par un modèle de référence identique conduit
à la question de l’authenticité, supposée
être celle des artistes. « La marchandisation de l’authentique
permet de relancer sur de nouvelles bases le processus de transformation
du non-capital en capital » (p.536), d’organiser l’appropriation
de l’immatériel, de la signification. La « reproductibilité
technique » soulignée autrefois par Walter Benjamin
est évidemment au principe de cette marchandisation et de
l’échelle de masse qu’elle prend aujourd’hui.
L’effet de cette codification massive est de donner naissance
à des cycles de plus en plus rapides d’engouement et
de déception, à une mise en doute du caractère
réellement authentique des produits proposés, à
un consumérisme qui affirme de plus en plus haut et fort
la futilité, voire la nuisance, d’un tel système.
Le serpent se mort la queue : la production rattrape toujours la
critique dans une guerre dont l’inventivité tend vers
zéro.
Revenons alors à Mai 68 qui est la cause de tous ces maux
puisque c’est là, ou plutôt dans la philosophie
qui y a conduit et a continué, qu’on trouve l’apologie
du réseau, du rhizome, et autres figures de l’inauthenticité
qui sapent définitivement la figure de l’intellectuel
telle qu’elle avait émergé au début du
siècle avec l’affaire Dreyfus. L’évolution
actuelle supprime la nécessité pour le capitalisme
d’avoir à répondre à la question de l’authenticité
puisque cela en supprime la pertinence : il n’y a plus que
des doubles à l’infini, des êtres en réseau
qui se donnent la main et qui ne s’émeuvent pas d’une
main qui se retire car ils en trouvent d’autres à côté.
L’authenticité s’évanouit dans l’ironie,
et l’artiste bourgeois disparaît avec. Il n’y
a plus qu’une « représentation illusoire »
(p.551). Mais alors on n’a plus de position extérieure,
transcendante ajouterions-nous, pour critiquer le capitalisme, on
est plongé dedans ; est-on pour autant forcé de le
supporter ? Chacun est son propre évaluateur, son propre
entrepreneur, soumis à une concurrence féroce avec
le voisin : c’est à qui accumulera le plus de ressources,
le plus de projets, le plus d’occasions de se faire valoir.
Le capitaliste est démocratisé, individualisé,
descendu de la sphère des directions d’entreprise dans
la quotidienneté. La solitude volontaire, le retrait, l’authenticité,
le grand intellectuel proche de la vérité, ne sont
plus possibles. Le monde de la critique artiste disparaît
une deuxième fois. Il faut vraiment être « artiste
» pour conserver une consistance propre dans une situation
aussi contradictoire d’incertitude quant à l’emploi
et de singularité quant à la qualification.
C’est ce qui fait peur à Luc Boltanski et Eve Chiapello
qui préfèrent les cadres, ou les ouvriers, les serviteurs.
Pour eux il faut ralentir le rythme des connexions (je dis non)
et donner aux gens des moyens de survivre entre des projets différents
(je dis oui). Ils souhaitent que l’accroissement de la sécurité
(permis par exemple par un revenu garanti) passe par des épreuves
de classement espacées et contrôlées démocratiquement.
Comme beaucoup d’entre nous ils proposent la dissociation
de l’emploi et du revenu, un modèle en fait proche
de celui de la fonction publique, ou de l’économie
soviétique d’avant la chute du mur.. Changer d’emploi,
au fil des projets, sans changer de grade, n’est-ce pas ce
qu’on fait dans les administrations de mission, ou ce qu’avait
inventé la compagnie de Jésus ?
Ce qui me semble surtout en cause, dans la cité par projets
comme dans le mouvement actuel des intermittents, c’est l’obligation
morale, mais aussi politique et économique, pour le patronat
de la cité en acteur du projet et pas seulement du profit.
Dans la cité par projets il y a une responsabilité,
une obligation morale, politique, économique pour tous les
acteurs, notamment les acteurs publics, élus et fonctionnaires,
travailleurs de l’intérêt général,
de se constituer en acteurs sociaux intervenant dans le débat
public avec leurs propres exigences, avec leurs propres critères
de vérité. Il s’agit de redonner forme à
la cité civique qui ne peut être le champ clos des
seuls projets des organisations non gouvernementales, qui malgré
leur bonne volonté n’ont souvent pas de capacités
de travail professionnelles. Une refonte institutionnelle est nécessaire
pour ne pas s’envoyer collectivement dans le mur. Mais la
transformation doit s’enraciner dans les nouvelles modalités
apportées par la cité par projets, faire fond sur
l’exigence démocratique qu’elle porte. L’enjeu
actuel est la reconnaissance de la cité par projets et la
conquête de formes institutionnelles et de modalités
de régulation qui signent son hégémonie sur
le paysage politique. La cité par projets est la première
à résister à l’unidimensionnalité
de la valeur, caractéristique de la cité, à
fonder une vie multiple, à déployer un champ immanent.
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